
Après ses « Rêves américains » des années 1990 (L’enfant miroir et Darkly Noon), situés dans une campagne imaginaire, Philip Ridley revient
à l’East End de Londres, avec ses atmosphères et accents pittoresques, décor de
son théâtre, de sa prose, ainsi que de son premier scénario de long métrage Les frères Kray. Mais si Les frères Kray parlait des élégants gangsters
des années 1960 (de même que la pièce Un
revenant d’un monde parfait), Heartless
est visiblement contemporain, non seulement par les images de Londres qui s’étendent
à perte de vue – et où l’on distingue le fameux Gherkin, nouveau symbole de la capitale britannique des années 2000
–, mais aussi par la criminalité qui a changé de visage.

C’est la première fois qu’on a une vue d’ensemble de la ville,
dans l’œuvre de Philip Ridley. D’habitude, on attrape au mieux quelques aperçus
de l’East End, de rues, de parcs, de quartiers. Cette fois, il s’agit véritablement
d’un paysage urbain moderne qui s’étend sous le ciel jusqu’à l’horizon. Il s’en
dégage une sorte de prise de recul, de vision macrocosmique (et cette terminologie m’est dictée par la symbolique
alchimique qui est particulièrement présente dans Heartless). De par cette perspective globale, Heartless est donc bien ancré, aux yeux du spectateur, dans le XXIe
siècle. Il n’en reste pas moins intemporel par sa dimension microcosmique, subjective, psychologique,
où l’on retrouve toutes les caractéristiques de l’œuvre de Philip Ridley. Ce
microcosme est incarné de façon saisissante par Jim Sturgess.

Londres comme macrocosme
Comme dans les pièces récentes de l’auteur, l’univers du récit est
un monde urbain chaotique. Le début des années 1990 était encore marqué par le fléau
social des drogues dures qui faisaient des ravages dans la jeunesse ; les
années 2000 sont marquées par la violence gratuite. Philip Ridley avait abordé
ce thème de manière particulièrement directe, parfois crue, dans Vincent River en 2000, et il a encore
repoussé les limites de l’horreur dans Mercure
étincelant (que Faber & Faber ont refusé de publier en reprochant à
l’auteur d’être allé trop loin !), où il imagine une société à peine
futuriste. L’angoisse panique qui habite tous les adolescents ou jeunes adultes
du monde de Philip Ridley est exacerbée par les événements qui se multiplient
dans les villes et qui font sans cesse la une de l’actualité et entretiennent ainsi
une terreur générale. Dans Heartless,
ce chaos est perçu par la sensibilité du protagoniste, un garçon naïf, très
timide, complexé par une marque de naissance qui lui couvre la moitié du visage.

Jim Sturgess entre deux mondes
L’atmosphère des deux « Rêves américains » devait
beaucoup à Viggo Mortensen. Dans Darkly
Noon, il secondait un Brendan Fraser bredouillant, parfaitement paumé. Ici,
c’est Jim Sturgess qui crée un personnage tout aussi troublé et troublant, qui
ne comprend pas très bien ce qui lui arrive, et qui porte cet égarement sur le
visage – un peu comme Bill Pullman dans Lost
Highway de David Lynch, ou comme les personnages des films
« pairs » de Tran Anh-Hung (Cyclo
et I Come with the Rain), dont on
ne sait pas très bien s’ils sont des criminels ou des victimes.

Que lui manque-t-il, à Jamie Morgan, ce grand enfant de
vingt-cinq ans ? L’amour ? L’amour paternel ? Le père de Jamie
est mort il y a dix ans. Sans sa présence et le réconfort qu’il apportait, ses
témoignages d’amour, ses messages d’amour, la vie n’a plus de sens, le monde n’a
plus de cœur. Jamie rêve d’une vie où il n’aurait pas cette marque sur le
visage, et où il pourrait rencontrer une jolie fille qui n’aurait pas peur de
lui, qui deviendrait sa femme et avec laquelle il fonderait une famille. Mais
sa marque au visage, ou la représentation qu’il s’en fait, est un obstacle à toutes
ses perspectives de bonheur. Il y a quelques années, il a eu une crise qui a
abouti à une tentative de suicide, dont ses poignets portent les cicatrices.

Quand sa mère meurt à son tour (il est témoin du meurtre par un
gang incendiaire), Jamie est livré à lui-même. Son père et sa mère étaient les
seuls qui lui témoignaient de l’amour. « Who will love me now? », chantait P.J. Harvey à la fin de Darkly Noon [ici,
c’est Jim Sturgess qui chante « Heartless » : la bande-son
contient dix chansons écrites par Philip Ridley et Nick Bicât]. Jamie
perd tous ses repères. La chute commence.

De la beauté à la terreur…
Le père apprenait à l’enfant à voir la beauté du monde, la magie
de la vie. En son absence, de la beauté, on bascule dans la terreur… Ce n’est
pas la première fois que Philip Ridley fait référence à ces vers de Rilke :
« Car la Beauté n’est autre que le commencement de la Terreur… » Ils
étaient déjà cités en exergue du recueil de nouvelles Flamingoes in Orbit, et ils sous-tendent toute son œuvre. D’où les
thèmes récurrents du crocodile (Crocodilia,
Vincent River…) – qu’on retrouve ici
–, des fourrures (L’horloge la plus
rapide de l’univers, Mercure étincelant…),
etc. : cruauté et beauté sont intimement liés, voire indissociables.

Photographe, Jamie perçoit le monde par ses yeux et par ses
photos. La photographie immortalise des instants du passé, des sentiments
fugitifs. Mais elle transforme la réalité, aussi, en quelque chose d’autre –
quelque chose de plus beau, ou de plus terrifiant. Naturellement, Jamie perçoit
aussi le monde par une troisième source : le regard des autres. Prenons
par exemple sa marque de naissance. Son père la voit comme quelque chose de
beau, d’unique ; pour les gosses du quartier, c’est quelque chose de
monstrueux (ils le traitent de freak) ;
lui-même la considère comme une malédiction, quelque chose de laid et d’angoissant,
comme un obstacle à son bonheur, dont il aimerait pouvoir se débarrasser
par-dessus tout ; sur une photo, elle peut être apparente ou cachée ;
dans le miroir, le moment venu, il pourra voir autre chose… Ce sont là autant
de regards sur une même réalité, autant de vérités, sur un être humain et sur
une manifestation de son unicité, de son identité. Comme chaque étoile dans le
ciel, qui brille plus ou moins en fonction du contexte et du regard qu’on lui
porte.
Marques de naissance, cicatrices et tatouages sont des éléments
récurrents chez Philip Ridley, d’une part en tant que subtil mélange de beauté
et de terreur, d’autre part en tant que caractéristiques distinctives d’un
individu. Ils sont tous réunis dans Heartless.

Transformation
Le thème de l’alchimie revient forcément à l’esprit avec la
rencontre surnaturelle qui articule le récit et avec le pacte proposé à Jamie,
qui rendent inévitable la comparaison avec le docteur Faust. Une incursion
aussi directe dans le surnaturel – et dans un surnaturel chrétien médiéval – est
assez surprenante chez Philip Ridley, qui pratique plutôt, d’habitude, une libre
déformation de la réalité à la manière du rêve ou du « cauchemar ».

Dans Darkly Noon, il
me semble que le feu ne jouait qu’un rôle destructeur et/ou purificateur. Ces
fonctions sont présentes dans Heartless,
où le feu est tour à tour meurtrier et libérateur, mais une nouvelle fonction
entre en jeu – ou, du moins, devient explicite et fait l’objet d’une mise en
image inattendue. Il s’agit du processus de régénération
qui est au centre du récit. Suite à la confrontation faustienne, Jamie
bascule irréversiblement au cours d’un processus d’immolation initiatique. Il
s’agit donc d’une renaissance, d’une transmutation, qui fait appel
explicitement à l’image de la mue reptilienne, ou du cocon où s’accomplit la
transformation de la chenille en papillon. Et cette image du cocon rappelle une
scène de rêve dans la première version de Vincent
River (2000), où Davey, après avoir éjaculé « comme un volcan », se
retrouve enfermé dans un « cocon de sperme dur comme du roc »… dont
il ressortira avec des ailes majestueuses.

Décors et personnages au croisement des genres
L’immeuble où vivait le père et qui est le décor de la rencontre
surnaturelle de Jamie (« Cendrillon House ») n’est pas sans rappeler les
« White Flats » de Dakota, la tour de Sparkleshark ou celle de La
toison de lune, etc. – tous ces immeubles des textes écrits par Philip
Ridley pour la jeunesse. Cette fois, l’édifice vétuste, désert et démesuré, prend
un nouvel aspect, un caractère menaçant, il suscite l’épouvante. On pense à l’ambiance
de Candyman (réal. Bernard Rose, 1992),
dans cette tour délabrée, mais aussi devant le miroir de la salle de bains… Cela
dit, tout comme que L’enfant miroir et
Darkly Noon, Heartless est une œuvre d’auteur qu’on ne peut pas se contenter de
ranger dans la catégorie des « films d’horreur » – même si Philip
Ridley assume pleinement l’influence du genre, dont il est un grand amateur, et
que ce choix saute aux yeux pendant toute la durée du film. Mais ce n’est qu’un
genre parmi d’autres, en l’occurrence : tragédie familiale, drame
psychologique, étude de société, témoignage d’une époque… C’est donc une œuvre originale
et multiple, comme peuvent l’être Santa
Sangre de Jodorowsky, The Other de
Robert Mulligan, Lost Highway dont j’ai
déjà parlé – et le « fonctionnaire » de l’au-delà n’est pas sans
rappeler le mystery man de David
Lynch –, ou bien un autre film anglais plus récent, Franklyn (réal. Gerald McMorrow, 2008), qui donne aussi une représentation
contemporaine et subjective de Londres… ou encore Psychose, bien sûr, dont l’auteur est un grand admirateur – ce qui
se sent plus ou moins nettement dans toutes ses œuvres, et pas seulement dans L’horloge la plus rapide de l’univers ou
Darkly Noon.

Je préfère m’en tenir ici à ces quelques thèmes généraux et ne
pas révéler la trame dramatique, laquelle n’est d’ailleurs qu’un prétexte, à
mon sens, à une grande mosaïque cinématographique qui remplit les mêmes
fonctions cathartiques que le cauchemar ou la tragédie grecque, au moyen des
symboles et de la poésie. Ce sont les mêmes processus qui sont à l’œuvre, mais
dans un langage contemporain.

Sébastien Cagnoli, août 2010
photos du film reproduites avec l'autorisation de Philip Ridley
Filmographie
Visiting Mr Beak (1987), court métrage écrit par Philip Ridley.
The Universe of Dermot Finn (1988), court métrage écrit par Philip Ridley.
The Krays [Les frères Kray] (1990), long métrage écrit par Philip Ridley, réalisé par Peter
Medak, avec Gary & Martin Kemp, Billie Whitelaw…
The Reflecting Skin [L’enfant miroir] (1990), long métrage écrit et réalisé
par Philip Ridley, avec Jeremy Cooper, Viggo Mortensen, Lindsay Duncan.
The Passion of Darkly Noon [Darkly Noon] (1995), long métrage écrit et réalisé
par Philip Ridley, avec Brendan Fraser, Ashley Judd, Viggo Mortensen, Loren
Dean…
Heartless (2009),
long métrage écrit et réalisé par Philip Ridley, avec Jim Sturgess…
Bibliographie partielle
En anglais :
Crocodilia,
Brilliance Books, 1988.
In the Eyes of Mr Fury, Penguin Books Ltd, 1989.
Flamingoes in Orbit, Hamish Hamilton, 1990.
The Krays: The Uncut Screenplay, Methuen Film, 1997.
The American Dreams – The Reflecting Skin & The Passion of Darkly
Noon: Two Screenplays,
Methuen Film, 1997.
Plays 1: The Pitchfork Disney, The Fastest Clock in the Universe, Ghost from a Perfect Place, Methuen
Drama, 1997 ; Faber & Faber, 2002.
Two plays
for young people:
Fairytaleheart and Sparkleshark, Faber & Faber, 1998.
Brokenville, Faber & Faber, 2001.
Plays 2: Vincent River, Mercury Fur, Leaves of Glass, Piranha Heights, Methuen Drama, 2009.
Moonfleece,
Methuen Drama, 2010.
En français :
Pitchfork Disney [The Pitchfork Disney], trad.
Elisabeth Wrightson et Evelyne Pieiller, Christian Bourgois, 1993.
L’horloge la plus rapide de l’univers [The Fastest Clock in the Universe],
inédit.
Un revenant d’un monde parfait [Ghost from a Perfect Place], inédit.
Fairytaleheart, trad. Marie Mianovski, L’école des
loisirs, 2000.
Vincent
River, trad. Sébastien Cagnoli, L’Amandier, 2006.
Mercure étincelant [Mercury Fur], trad. Sébastien Cagnoli,
Centre national du théâtre, inédit.
La toison de lune [Moonfleece], trad. Sébastien Cagnoli,
Centre national du théâtre, inédit.
