Parmi les rares tombes en bon état au cimetière anglais de
Sainte-Marguerite, on ne peut pas manquer de remarquer celle d'un
certain "Sir Ernest James Lennox Berkeley, K.C.M.G., C.B."
(i.e. Commandeur dans l'Ordre de Saint-Michel et Saint-Georges,
Ordre du Bain), d'une propreté éclatante, d'autant plus que la
concession a au moins une double superficie et qu'elle se trouve
juste à côté de la chapelle. Étant un incorrigible mélomane, quand
je vois "Lennox" et "Berkeley" sur une même ligne, je ne peux pas
m'empêcher de me poser des questions. Voici donc quelques réponses
anglo-niçoises.
La Villa des Rochers (1864-1904)

James Charles Harris et Gerhardine von Gall se sont mariés à
Stuttgart le 21 septembre
1858. Devenue britannique par
mariage, Gerhardine s'appelle désormais "Geraldine". Autour de
1864,
ils arrivent de Gênes, où Geraldine a donné naissance à deux enfants
: Anna Lydia en 1862, et Aline Carla en 1863. James a 33 ans. Ils
s'installent à la campagne, sur les hauteurs de Riquier, tout près
du col de Villefranche : Villa des Rochers. J'ignore si James a fait
construire la villa ou s'il a racheté et modifié une ancienne villa
niçoise (ci-contre, emplacement du terrain sur la carte d'état-major des États-Sardes dans les années 1850). En tout cas, le bâtiment présente des caractéristiques
architecturales néogothiques de style anglais.
James est un excellent aquarelliste. Il a appris la peinture à
Londres, notamment à la Royal Naval School. À Nice, il s'empresse de
se perfectionner auprès d'Alexis Mossa.
Le Pont-Vieux, par J. C. Harris.
1865. Naissance d'un troisième enfant, le 7 novembre. On est
optimiste pour la descendance Harris : c'est un garçon ! Il
s'appellera Montagu Cuyler.
Lors du recensement de
1866, on trouve la jeune famille sur
l'ancienne route de Villefranche :
- la tante Lydia Bird, rentière d'environ 78 ans ;
- le couple Harris, 30 et 24 ans (les enfants ne sont pas
recensés à cette adresse : ils passent sans doute leur petite
enfance aux soins de quelqu'un d'autre, sachant que leurs
parents viennent à peine d'arriver à Nice) ;
- Rosa Garabini, cuisinière (veuve de 60 ans) ; Jeanne Garé,
ménagère (34 ans) ; Luigi Miglietti, domestique (40 ans) ;
Sebastiano Gibelli, cocher de 31 ans.
1867. Le petit Monty meurt le 22 octobre. James va le faire
inhumer au cimetière anglais de Sainte-Marguerite, créé cette
année-là sur la colline de Caucade pour les chrétiens réformés.
1868. Mort de la tante Lydia le 29 février. Elle rejoint
naturellement le petit Monty dans la sépulture Harris.
Naissance d'une autre fille, Leonore Madgalen, le 13 décembre.
Les terres de la Villa des Rochers se trouvent à peu près à l'emplacement indiqué.
Il est possible que la forme qu'on aperçoit sur cette photo soit celle de la maison ou des fameux rochers.

Le cadastre de
1870 nous apprend que James est propriétaire
d'un vaste terrain de 120 230 m2 (parcelles 14bis, 17-36 et 98-99
dans la section D), comprenant une grande maison.
Le recensement de 1872 révèle que 20 personnes habitent sur
ces terres :
- James (anglais), Geraldine (anglaise par mariage), et 3 filles
(anglaises par filiation) : Anna Lydia, Aline Carla et une
petite Leonore âgée de trois ans ;
- une gouvernante et une bonne en charge des enfants : Jessie
Gastaud (42 ans, anglaise) et Luise Muller (17 ans,
wurtembourgeoise) ;
- une femme de chambre : Louise Festa (32 ans, née à Nice,
française depuis le changement de souveraineté) ;
- une cuisinière : Justine Garin (34 ans, née en Savoie,
française depuis le changement de souveraineté) ;
- un cocher : Thomas Arcenta(?) (29 ans, né à Nice, français
depuis le changement de souveraineté) ;
- et deux domestiques : Giulio Rossi (20 ans, italien) et Victor
Elena (18 ans, né à Nice, français depuis le changement de
souveraineté).
En 1876, la famille vit avec une institutrice anglaise et
deux domestiques italiens.
En
1877, James participe à la fondation de la Société des
Beaux-Arts de Nice, dont il sera le secrétaire.
Le 17 mars
1879, James Charles Harris devient membre de la
Société des lettres, sciences et arts des Alpes-Maritimes.
Cette année-là, Aline Carla et Sir James ont enfin un fils : Arthur,
né le 27 août (ils résident alors provisoirement dans l'Oise, à
Pierrefonds, chez le propriétaire Paul Degorey).
En
1881, James est nommé vice-consul d'Angleterre à
Nice.
Continuant de se passionner pour l'histoire de la région, il
publie en
1882 une étude présentée à la Société des lettres,
sciences et arts des Alpes-Maritimes :
Monaco, pièces
historiques et traités (impr. de Malvano-Mignon, Nice).
À l'occasion de l'exposition internationale de Nice
en
1883-1884, James est commissaire pour l'Angleterre.
En 1884, il est promu consul d'Angleterre à Nice (avis paru dans Le Petit Niçois le 12 juin).
Photo Gilletta de l'expo internationale.
1887 : mariage d'Anna Lydia avec Arthur von Eppinghoven,
à Cobourg, le 14 juillet. Arthur est le plus jeune enfant illégitime
de Léopold, roi des Belges, avec sa maîtresse Arcadie Claret.
À partir de
1888, James sert aussi de consul auprès de la
Principauté de Monaco.

La deuxième fille, Aline Carla, se marie le 28 janvier
1891
avec Hastings Berkeley, et elle suit son mari en Angleterre. Le
beau-père George, 7e comte de Berkeley, est mort à Londres en 1888 ;
mais Hastings et son frère Ernest sont nés avant le mariage de leurs
parents en 1860 ; c'est donc leur frère cadet Randal, né à Bruxelles
en 1865, qui a hérité du titre de comte. La lignée des comtes de
Berkeley remonte au XVIIe siècle, elle-même issue d'un titre de
baron créé en 1421. Le fief de Berkeley se trouve en
Gloucestershire, entre Gloucester et Bristol.
En Angleterre, Aline et Hastings ont deux enfants :
-
Geraldine Berkeley en 1897 (née à Middle Claydon,
Buckinghamshire) ;
-
Lennox Berkeley, né le 12 mai 1903 (à Abingdon,
Oxfordshire) => c'est bien le compositeur que j'avais dans un
coin de la tête !

Le 17 mars
1895, James offre à la reine Victoria un album de
quinze aquarelles représentant des sites pittoresques du pays
niçois [à droite : la reine d'Angleterre en visite à Nice en 1895]. En
1896, toujours à Nice, elle lui remet les insignes
de l'Ordre royal de Victoria.
Extrait du rapport sur les travaux de la session
1896-97 de
la Société des lettres, sciences et arts des Alpes-Maritimes, lu en
séance publique, le 20 avril 1897, par M. le Dr A. Guébhard,
Président de la Société :
"Il appartenait à M. Harris de nous
emmener un peu plus loin de nos clochers, fût-ce des clochers
dorés de Monaco, et de nous faire entrevoir, à travers les
minarets de l'Orient, le théâtre des grands intérêts
politiques anglais. C'est ainsi que nous avons appris
l'histoire intime de la première campagne du Soudan, et refait
le sauvetage de ce pauvre Emin, que d'irrévérencieux Français
et Allemands ont parfois traité de « sauvé malgré lui ».
Au moment où couvait le feu qui vient d'éclater en
Orient, M. Harris nous initia, d'après Sir Richard Wood, à
quelques-uns des mystères de ces Druses du Hauran, qui
habitent, littéralement, sur un volcan, duquel, pourtant, les
convulsions seraient assurément moins à redouter pour l'Europe
que celles de leur remuante et batailleuse humeur.
À l'occasion de cette communication, M. Usquin nous a
apporté, de son côté, mille détails circonstanciés, souvenirs
personnels d'Orient, sur les pratiques religieuses de ces
ennemis invétérés des Maronites chrétiens et aussi sur le
Bouddhisme, dont il ne semble pas que les prescriptions
éminemment philosophiques et morales aient jamais pu engendrer
le révoltant mélange de pratiques bizarres qu'est le cultes
des Druses.
A ces observations, plusieurs membres de notre Société,
diplomatiquement très documentés, ajoutèrent leurs
renseignements personnels, et nous pûmes dire, en sortant de
cette séance, que nous venions d'avoir notre journée des
consuls."
(in Annales de la Société des lettres, sciences et arts des
Alpes-Maritimes, 1899)
En
1899, il reçoit la médaille du Jubilé et le titre de
commandeur dans l'Ordre royal de Victoria (CVO).
Sir James se retire du Consulat en
1901. Des enfants, il ne
reste plus qu'Arthur à la maison, 21 ans, officier. James et
Géraldine emploient trois domestiques italiennes (Susanna,
Margherita et Cattarina, avec la fille de cette dernière) ; une
cuisinière suisse ; et une femme de chambre italienne. En outre, les
Harris logent et emploient sur leurs terres le fermier Honoré
Navello avec femme, enfants, jardinier, etc.
En
1902, Sir James reçoit la médaille du Couronnement et est
promu chevalier commandeur dans l'Ordre royal de Victoria (KCVO).
Sir James Charles Harris meurt le 7
novembre 1904.
Les obsèques ont lieu le 11 : lever du corps à la Villa des Rochers,
cortège jusqu'à l'église anglaise de la Buffa, après quoi Sir James est
enterré au cimetière anglais de Caucade, où il rejoint sa tante et le
petit Monty.
L'événement se déroule en présence d'Arthur et de sa sœur
la baronne d'Eppinghoven, et surtout de tous les notables niçois. Il
fait l'objet d'une large couverture médiatique, notamment dans Le Phare du Littoral et dans The Swiss & Nice Times.
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Le benjamin ne va pas tarder à quitter la maison : Arthur se marie
bientôt avec Nellie Adeline Ford, née le 11 Septembre 1886 au Pays
de Galles.
N'ayant plus personne à Nice, sa mère quitte la Villa des
Rochers, peut-être pour passer ses derniers jours chez lui ou chez
d'autres parents. Elle mourra en 1912 au Pays de Galles.
Les terres de la Villa des Rochers sont vraisemblablement
partagées entre les enfants, avec des accès de différents côtés.
En 1911 (recensement), une propriété Harris est occupée par une
famille Bovis, tandis que les Navello continuent de cultiver la
leur. Cette année-là, un certain G.-B. Lanfredi demande à la
municipalité l'autorisation de "tirer des mines dans les rochers
de sa propriété, avenue Germaine, propriété Harris, quartier du
Mont Boron" (archives municipales, 2 T 225-262 - 2 T 250-80).
C'est apparemment l'époque où la campagne mi-sauvage mi-cultivée
du col de Villefranche cède la place à une urbanisation intensive.
Mais ce qu'il reste des rochers est toujours bien visible
aujourd'hui, puisqu'ils demeurent aussi bien indestructibles
qu'inconstructibles... ainsi qu'une partie de l'ancienne villa :
l'immeuble moderne est construit par-dessus, mettant en évidence
une base formée d'arcades néogothiques.
La ville de Nice vue des Rochers aujourd'hui.
Superposition du plan cadastral de 1871 avec la vue aérienne d'aujourd'hui.
Les frères Berkeley sur le mont Chauve
Entre-temps, Sir James a marié sa fille Leonore au frère de
Hastings : Ernest James Lennox Berkeley, né à Fontainebleau en
1857. Celui-ci tient son troisième prénom de son
arrière-grand-mère Emily Charlotte, qui était une descendante de
la famille ducale de Lennox.
Après son service militaire (1876-1877), Ernest est entré dans
l'administration coloniale. Il a occupé les fonctions de
vice-consul pour l'Afrique-Orientale (1885), de consul pour
Zanzibar (1891), d'administrateur des territoires de l'Imperial
British East Africa Company (1891-1892) et, enfin, de
commissaire & consul général britannique pour l'Ouganda
(1895-1899). Il est compagnon de l'Ordre du Bain depuis 1897.
C'est apparemment pendant cette période africaine que se situe
leur mariage. Ernest quitte alors l'Afrique Orientale. Le couple
aura deux enfants : une fille, Yvonne, née en Angleterre en 1898
; et un fils, Claude, en 1906.
De retour en Méditerranée, Ernest devient consul général à Tunis
en 1899. Il se retire définitivement en 1920 et est fait
chevalier de l'Ordre de Saint-Michel et Saint-Georges en 1921.
En 1928, dans l'annuaire, Ernest est propriétaire de la
Villa des Rochers.
En 1929, Leonore meurt le 27 mai en la Villa
Bello-Sguardo, son domicile en location à Rimiez. Elle n'est pas
inhumée avec les Harris.
À Falicon, lors du recensement de
1931, on trouve les frères
Berkeley au quartier du Rayet (ils n'y étaient pas en 1926). Le chef
de famille est Hastings Berkeley, retraité, avec sa femme Aline
Carla née Harris. Il héberge son frère Ernest James Berkeley,
retraité, et le fils de celui-ci, Claude, âgé de 25 ans. Ils
emploient une bonne de 36 ans.
Malade, Sir Ernest fait un séjour en ville, au sanatorium Villa
Constance, où il meurt le 24 octobre
1932 (anecdote : Uuno Kailas y entrera peu après et y mourra à son tour en mars 1933).
Il est inhumé dans la sépulture de sa belle-famille Harris.
La Villa Melfort
Vers 1880, la famille Harris possédait également des terres au
cap Ferrat. À la retraite, Aline et Hastings viennent s'y
installer dans la Villa Melfort (aujourd'hui 20 avenue
Prince-Rainier-III-de-Monaco, ancienne avenue Centrale), dont le
nom commémore la mère de Hastings, descendante des vicomtes de Melfort.
1934. Mort de Hastings le 17 février. Il est inhumé dans la
sépulture de sa belle-famille Harris.
1935. La veuve Aline Carla meurt à son tour le 26 décembre.
Elle rejoint son mari et son père dans la sépulture
Harris-Berkeley du cimetière anglais.
À Caucade
Depuis les années 1930, au cimetière de Sainte-Marguerite, un
monument sobre et élégant honore tous les membres de la famille qui
y reposent. La plaque la plus visible est celle de Sir Ernest. À
gauche, une pierre est dédiée à la grand-tante Lydia Bird. À droite,
une autre pierre réunit la famille Harris (dont Ernest est exclu
car sa femme ne repose pas là) : Sir James, son gendre Hastings
et sa fille Carla. Enfin, le petit Monty est commémoré par une croix
distincte.
Et pour résumer toute l'histoire... :
(Les personnes enterrées dans la concession en question sont représentées en bleu. Il semblerait que les deux grands-parents Melfort soient enterrés dans le même cimetière.)