Toutes les cérémonies de la vie quotidienne, de la vie
religieuse, de la vie sociale, de la vie politique, sont des représentations
théâtrales dans le sens le plus large.
Si les adultes, dans les fauteuils ou sur les bancs, se
contentent de verser discrètement quelques larmes ou de rire aux éclats, il suffit d’assister à
un spectacle destiné aux enfants pour constater que l’action représentée sur la
scène produit rigoureusement les mêmes effets que la vie
« réelle » : les enfants parlent avec les personnages, et ont
même tendance à vouloir monter sur la scène pour participer physiquement à l’action.
Ce comportement « enfantin », que les adultes ne font que réprimer
par un souci de bienséance inculqué par l’éducation, montre bien que le
théâtre, comme la vie sociale et comme les rêves, est un monde de conventions
et de représentations où s’exprime pleinement l’être humain, consciemment et
inconsciemment. La différence repose sur deux paramètres : la nature des
conventions, et la conscience qu’on a de s’y soumettre.
En tant que créature « sociale », je suis moi-même
amené à jouer toutes sortes de rôles ; je vis ma vie à la fois comme
acteur et comme spectateur, et je me demande quelles surprises me réserve le
prochain acte. Les travaux de recherche dont les fruits sont réunis dans le
présent ouvrage s’appuient sur ce constat. L’étude du théâtre est un prétexte
pour étudier une réalité humaine et sociale.
La vie est faite de mises en scène, et sa théâtralisation est
particulièrement frappante en Russie. À l’époque soviétique, la stigmatisation
du religieux et de l’irrationnel a donné lieu à une sacralisation de la vie
civile (personnelle et professionnelle) et militaire au moyen de cérémonies en
tous genres – anniversaires, décorations, commémorations…
– ainsi qu’à une augmentation des observations de phénomènes paranormaux. Ces
habitudes ne se sont pas perdues, et d’autres jeux viennent les compléter au
gré de l’évolution du monde.
En outre, lorsqu’on voyage, le regard d’étranger (innocent,
« enfantin ») qu’on porte sur toutes choses est frappé par les traits
culturels qui passent inaperçus localement mais qui apparaissent comme
exotiques ou inattendus au visiteur. Lors de mes séjours en pays komi ainsi que
n’importe où ailleurs, le théâtre n’est pas seulement sur la scène d’un édifice
à vocation culturelle. Il est partout : dans les musées, ou le passé est
mis en scène ; dans les écoles, où les cours de langue sont des jeux de
rôle ; dans la rue, où chacun s’habille et se comporte conformément à son
rôle (la femme, l’homme, la vieille dame, le policier…) ; au travail, où
chacun joue le rôle qui convient à son statut hiérarchique ; dans la vie
politique, bien sûr (j’ai eu le loisir d’assister à une campagne électorale) ;
dans le monde du journalisme et de la communication, où il s’agit de mettre en
scène l’actualité ; etc. Seuls les plus jeunes enfants se comportent
peut-être en simples spectateurs émerveillés ; mais dès les premières
années d’école, chacun est obligé de jouer sérieusement son rôle – si possible,
celui du bon élève.
Dans ces études, je me suis concentré sur le théâtre littéraire,
c’est-à-dire sur des textes de forme dramatique : toute œuvre littéraire
fournissant des règles de conduite à des acteurs susceptibles d’en incarner les
personnages devant un public. Les textes peuvent être manuscrits, imprimés
(destinés à être lus ou joués) ou représentés sur scène (destinés à être vus
et entendus). Cela inclut donc les pièces conçues pour la scène (comédies,
tragédies, drames…) ainsi que les films ;
en marge de ce répertoire, j’ai pris en compte le registre lyrique (il y a tout
un continuum de théâtre musical entre le théâtre strictement parlé et le
théâtre strictement chanté, en passant par l’opéra, l’opérette et le musical) et le ballet (théâtre sans paroles, mais avec un argument).
Si je peux assister aujourd’hui à des spectacles ou voir des captations vidéo, je profite de ces expériences
extrêmement utiles, mais mon matériau prioritaire reste le texte, seul support
qui permette une approche historique et littéraire continue du xixe siècle à nos jours.
Ce répertoire, considéré dans sa totalité, devrait donc donner
des idées de la société (images de la
vie réelles qui transparaissent du texte sur la scène, de façon consciente ou
inconsciente) et de ses représentations
(images que l’auteur, l’État ou le peuple lui-même veulent donner de la
société, consciemment ou inconsciemment).
En somme, il s’agit de se tenir quelque part au balcon et d’observer
la société komie des deux côtés du quatrième mur.
Un vecteur de la langue et un miroir de la société
Le théâtre est une activité qui peut être mise en œuvre quels
que soient les moyens dont on dispose. Selon les ressources de la production
et le professionnalisme des intervenants, les représentations peuvent prendre
des formes très variées, et atteindre un public plus ou moins nombreux et
diversifié : entre une représentation bénévole dans une salle polyvalente
de village et la tournée mondiale d’une troupe professionnelle de quarante
personnes, toutes les formes sont possibles. Du point de vue du spectateur, le
théâtre est l’un des genres les plus accessibles puisque le texte y est dit (pas besoin de lire) et joué (pas besoin de visualiser).
Mais si la littérature est
un moyen, en l’occurrence, elle n’est certainement pas la finalité de mes
travaux : mon objectif est bien de faire des observations sur la société. La littérature est un vecteur
de la langue et un miroir de la société – par ce qu’elle raconte,
certes, mais plus encore par son histoire, par la façon dont elle voit le jour
et se développe, par comment et pourquoi elle raconte ou ne raconte pas.
Quant au théâtre, son
histoire est indissociable de celle de la musique, des arts plastiques et des
arts de la scène : c’est intrinsèquement le genre littéraire le plus vivant, et le plus public – du moins dans un pays comme celui que j’étudie, où il n’existe
pas de production cinématographique locale. C’est même le seul genre littéraire universel : la totalité des
locuteurs de la langue (en l’occurrence, la langue komie) 1) sont des
spectateurs potentiels et 2) peuvent se reconnaître dans les personnages
représentés, voire s’y identifier. Ce n’est pas le cas des autres genres, qui
sont généralement réservés aux gens qui savent lire. Le théâtre doit cette
universalité au fait qu’il ait la possibilité de s’adresser à plusieurs
sens : au minimum, l’ouïe et la vue[4].
La poésie peut être dite, déclamée, chantée, mais elle n’est pas
visuelle ; si elle le devient, elle devient du théâtre[5].
Dans une pièce de théâtre, il y a toujours une part d’imaginaire
et une part de réel : entre les deux, toutes les proportions sont possibles.
La part de réel, volontaire ou non, illustre une société, une communauté dans
laquelle l’auteur, les acteurs ou les spectateurs se reconnaissent. Là
encore, entre le conscient et l’inconscient, toutes les proportions sont
possibles.
Komi ? Qu’es aquò ?
C’est par le biais de la musique – plus précisément, de la musique vocale et
de l’opéra – que je suis tombé dans la marmite des langues finno-ougriennes (Sibelius et
Sallinen, Tubin et Tormis…). À partir du finnois et de l’estonien, je me suis laissé séduire
par les autres langues de la famille.
Les langues finno-ougriennes sont parlées dans le nord de l’Europe et de l’Asie, de la mer Baltique à la Sibérie (ainsi qu’en Europe centrale : Hongrie et environs). La langue qui nous intéresse
ici est le komi. Après le hongrois, le komi est la deuxième
langue de la famille à avoir franchi le cap de l’écriture, dès le xive siècle. C’est une
date toute symbolique, certes, étant entendu que les textes médiévaux avaient
un objectif strictement religieux et politique (croisades russes visant à conquérir les territoires jusqu’alors
sous domination de Novgorod), sans aucune ambition littéraire,
et que l’écriture moderne, qui a ouvert la voie à la littérature
« savante », n’a vu le jour que vers le xixe siècle. Néanmoins, l’ancienneté de l’écriture
komie confère à ce peuple finno-ougrien un statut à part au sein de sa famille
linguistique.
En principe, mon approche est finno-ougrienne, et c’est dans ce
cadre que se sont inscrites mes recherches universitaires. À partir du finnois, le voyage intellectuel et
matériel dans lequel j’étais lancé sans le savoir m’a conduit auprès des
peuples non russes de Russie.
La langue komie s’est imposée par le hasard des matériaux disponibles et par
une certaine proximité géographique avec les pays de la Baltique (l’Europe du Nord).
Le komi est une langue littéraire depuis le xixe siècle : la
première génération d’écrivains est celle des humanistes Pëtr Kločkov (1831-1853), Vasilij Kuratov (1820-1862)
et son frère Ivan (1839-1875),
ainsi que Georgij Lytkin (1835-1907),
qui ont étudié la langue komie (« zyriène »), récolté des vers
populaires, et esquissé une poésie littéraire originale de style
national-romantique. C’est Ivan Kuratov que la postérité a retenu comme
« fondateur de la littérature komie » et érigé en héros national.
Leurs expériences littéraires, de leur vivant, sont restées en grande partie
confidentielles ; c’est surtout au début du xxe siècle que les finno-ougristes ont exhumé et glorifié l’œuvre de ces
pionniers, qui va servir d’exemple pour les générations suivantes.
La littérature en langue komie s’est épanouie de façon spectaculaire
à partir de 1918, quand la langue a été normalisée et pourvue d’un alphabet
propre. La poésie, bien sûr, s’est
développée d’abord. Sur les fondations jetées par Kuratov, plusieurs générations ont continué d’ajouter
des briques. La poésie komie a souvent été étudiée par les finno-ougristes, et elle a même fait l’objet
de remarquables études du chercheur anglais John Coates – d’autant
plus remarquables qu’il a soutenu en 1968, à Cambridge, sa thèse sur des Aspects de la littérature komie [Aspects
of Komi Literature] et que
ses travaux[6] lui ont
valu d’être invité à passer deux mois dans la rssa en 1974 (obituary
2007).
Au début du xxe siècle,
la prose a suivi la poésie. On présente généralement T’ima Veń (1890-1939) comme le premier grand prosateur
komi, qui a su capter la psychologie du peuple komi et le lyrisme de son
environnement naturel. À l’époque, c’est-à-dire
avant la fin des années 1930, écrire en langue komie était le meilleur moyen
de toucher un vaste public. La langue russe était alors peu parlée, et n’était
accessible qu’aux personnes les plus éduquées, qui l’étudiaient comme une
langue étrangère.
Mais avec la poésie ou la prose écrites, on restreint le
public aux personnes qui savent lire et qui en ont le temps. Le théâtre permet
d’aller plus loin : en transmettant des textes dramatiques par l’oral et
par la mise en scène, on peut s’adresser à tous les habitants du pays, dans
tous les villages. Les premiers auteurs, d’ailleurs, étaient généralement à la
fois poètes, prosateurs et dramaturges (Mihail Lebedev, Ńobdinsa Vittor,
T’ima Veń). Leur objectif était à la
fois d’atteindre le public le plus vaste possible et d’élaborer une littérature
nationale sur laquelle asseoir le prestige et la pérennité de la culture komie.
Rappelons que l’État komi a vu le jour entre 1917 et 1921, à la suite de la
Révolution et dans l’enthousiasme des promesses du
« droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ».
Contrairement à la poésie et à la prose, le théâtre, dans la
Russie finno-ougrienne, est un genre littéraire
souvent négligé par les chercheurs, lecteurs et gens de lettres : alors qu’en
France on a l’habitude
d’une sorte de « culte de l’auteur », le théâtre contemporain, dans
la Russie finno-ougrienne, s’il est généralement respecté en tant qu’art
vivant, est considéré, d’un point de vue littéraire, comme un
« sous-genre ».
Toutefois, quelques chercheurs se sont penchés, en komi ou
en russe, sur ce sujet. Voyons d’abord, dans un bref aperçu historiographique,
quelles ont été les façons de parler du théâtre national au cours des
décennies.
La question nationale
On rencontre souvent dans ces pages l’adjectif national. Le mot nation, en français, est devenu très ambigu – et quasiment inutilisable
– dans la mesure où il ne désigne plus seulement un « groupe humain,
généralement assez vaste, qui se caractérise par la conscience de son unité
(historique, sociale, culturelle) et la volonté de vivre en commun » (Le Petit Robert 2001) – définition qui
est parfaitement adaptée aux Komis –, mais aussi un « groupe humain
constituant une communauté politique, établie sur un territoire défini ou un
ensemble de territoires définis, et personnifiée par une autorité souveraine » (ibid.), autrement dit un État.
Cette confusion introduite en France entre État
et nation est une source de nombreux
malentendus – voire conflits – politiques et sociaux.
Par précaution, j’éviterai de qualifier les Komis de nation, et je parlerai plutôt de peuple (et je réserve le mot ethnie
aux ensembles d’individus qui partagent des variantes dialectales ou des coutumes locales : Komis du haut
Ežva,
Komis de l’Iźva,
etc.). D’où l’adjectif populaire,
équivalent à national – mais ce
dernier est de rigueur dans l’expression langue
nationale (« langue d’un groupe ethnique dont l’usage est légalement
reconnu dans l’État auquel appartient ce groupe », id.), qui s’oppose à langue
officielle : la langue komie est bien la langue nationale de l’État komi (en l’occurrence, la
République), qui reconnaît dans sa constitution deux langues officielles, le
komi et le russe.
Aperçu historiographique
Dès les premières années d’autonomie (infra p. 137),
en même temps que commence à s’élaborer un théâtre littéraire, l’écrivain
Viktor Savin (alias
Ńobdinsa Vittor) et ses contemporains publient des manifestes et des textes de
critique littéraire et théâtrale. Les articles de Savin fixent une ligne de conduite et lancent des
projets à long terme. En 1928, dans « Le répertoire komi qu’il nous
faut » [« Kučöm komi repertuar
kolö »] (repris partiellement dans le recueil Savin 1998), il fait l’état des lieux des premières années
du théâtre en langue nationale et pointe du doigt ce qu’il considère comme la
direction à suivre. Dans d’autres articles, il rend compte de son activité et
des réalisations de sa compagnie : créations, tournées dans les villages,
réactions du public… (« Komi ťeatrlön
poduv em », Ordym, 1930, n° 20 ;
« Medvoddźa tuj Komi ťeatrlön »,
Udarńik,
1931, n° 3-4 ; ces deux articles sont rapportés partiellement dans
le recueil Savin 1998).
Parallèlement à cette autopromotion, d’autres écrivains publient des comptes
rendus d’ouvrages et de spectacles : une critique se forme, qui contribue
à commenter et orienter la création littéraire en général et dramatique en
particulier.
Après les répressions de la fin des années 1930, on fait
table rase de tout ce qui précède, et l’on procède à une récriture « staliniennement correcte » de l’histoire du théâtre. Pour
commencer, on réinvente la naissance du théâtre komi : Savin et ses contemporains n’existent plus, leurs
noms ne doivent pas figurer dans les livres (sauf celui de Lebedev,
qui a fini par écrire suffisamment de poèmes sur les tracteurs dans les années 1940 pour faire oublier ses
œuvres de jeunesse d’inspiration mythologique ou traditionnelle[10]).
L’ouvrage collectif paru en 1951 sous le titre Les gens du Théâtre de Komi (ltk
1951) est tout à fait représentatif de cette époque : c’est un
témoignage contemporain et officiel des années de stalinisme, qui retrace les vingt
premières années du théâtre professionnel komi – de 1930 à 1950. Le fait
même qu’on parle de « vingt ans de théâtre komi » en 1951 laisse
supposer qu’il n’existait pas de théâtre à proprement parler avant 1931. Les
compagnies fondées par Savin sont superbement ignorées : son nom même
n’apparaît pas dans l’ouvrage (puisque Savin ne sera réhabilité qu’en 1955). Le
théâtre professionnel, tel qu’il est présenté ici, commence avec la nouvelle
génération (infra p. 139
à propos de l’année charnière de 1936) : les premiers grands noms du
théâtre komi sont Fëdorov et D’jakonov (ltk 1951, p. 5), qui écrivent leurs
premières pièces à la fin des années 1930. La promotion de comédiens komis
formés à Leningrad entre 1932
et 1936 (infra p. 139,
à propos du studio komi de Leningrad et des changements de l’année 1936) est considérée
comme la première véritable formation professionnelle
pour les Komis puisque venant de Leningrad (id.,
pp. 7-8). Ce qui reste inchangé, dans l’historiographie officielle, c’est
que « l’art théâtral de la rssa
de Komi est né de la Révolution d’Octobre » (id., p. 3). Cette affirmation, qui peut paraître un peu
hâtive, n’est sans doute pas très éloignée de la réalité. Les auteurs mettent
cela sur le compte de la « politique colonisatrice de la Russie tsariste » (ibid.) – c’est-à-dire que le pouvoir impérial réduisait les peuples
de Russie au silence, tandis que 1917 leur a donné la
parole[11].
Avec la déstalinisation, les victimes des répressions sont
réhabilitées peu à peu, et la critique prend du recul. Dans ce contexte, l’Encyclopédie du théâtre parue à Moscou entre 1961 et 1965 fait maintenant commencer l’histoire
du théâtre komi avec les toutes premières activités de Savin à Ust’-Sysol’sk (Mokul’skij et al. 1961, entrée
« Коми театр и драматургия »). De même, un ouvrage de référence
paraît à Syktyvkar en 1965, sous le titre Pages de l’histoire du théâtre komi [Stranicy istorii Komi teatra], qui offre une nouvelle lecture des
décennies passées (Popova 1965).
Savin est réhabilité : l’histoire du théâtre
komi commence maintenant avec la création, en février 1919, de la pièce de
Savin Un grand crime [Ydžyd myž], que Popova considère
comme « la première pièce nationale komie » (ch. « Les
origines du théâtre komi », p. 7). On s’intéresse à nouveau à la
période des années 1920 et on prend au sérieux les compagnies fondées par Savin…
Mais un réalisme socialiste très strict reste de rigueur.
Les mémoires de l’actrice Glafira Sidorova,
publiés en 1992 (à l’occasion des ses cinquante ans de carrière au Théâtre d’État),
constituent un témoignage touchant. Née en 1922, formée à Syktyvkar dans les années 1930 et au gitis
de Moscou en
1938-1942, l’auteur raconte l’histoire du théâtre komi telle qu’on la lui a enseignée
à l’époque, ce qui ne manque pas de donner, dans les années 1990, une
impression surannée. Sidorova fait commencer le théâtre professionnel komi
en 1930 avec la troupe de Savin (Sidorova 1992, p. 11), après quoi elle évoque la
promotion komie qui rentre de Leningrad en 1936 (mais elle ne connaît cet épisode que
par ouï-dire, et elle ne fait donc que répéter ce qu’on en disait à l’époque, d’où
l’intérêt de son témoignage) : Sidorova affirme que les étudiants, à leur retour à Syktyvkar, ont joué le répertoire russe
qu’ils avaient travaillé à Leningrad, mais qu’il leur manquait un
« répertoire national » : certes, il existait des pièces en un
acte, dit-elle, mais pas de pièces en plusieurs actes. Même en 1992, donc,
Sidorova, élevée dans les années 1930,
semble ignorer que Savin, T’ima Veń, Nikolaj Popov, etc., avaient déjà écrit,
dans les années 1920, un répertoire solide. Pourtant, Ljudmila Oplesnina (1990,
p. 6) rapporte que les étudiants komis, à Leningrad, avaient travaillé une
pièce de Savin, Le bilan [Art] : apparemment, la formation même des étudiants du studio komi de Leningrad,
dès leur retour, a fait l’objet d’une négation partielle.
En 1979-1981, on commence à avoir une vision plus complète
de l’histoire du théâtre komi au sein de l’Histoire
de la littérature komie en trois volumes (hlk
1979-1981). Pour la première fois, cet ouvrage étudie en profondeur toutes les périodes de l’histoire. La
question du théâtre est soulevée dès le premier volume, consacré à la
littérature traditionnelle ; puis elle fait l’objet de descriptions
détaillées à partir des premières représentations en langue komie données en
1918.
Aujourd’hui, on peut mentionner les travaux de Vera Latyševa
(1985, sur « l’évolution des genres dramaturgiques des peuples
finno-ougriens de la Volga et de l’Oural » ; cinq articles
sur le théâtre komi in Latyševa et al.
1991), Ljudmila Oplesnina (préface in D’jakonov 1990), Raisa Kuklina (préfaces in Popov N.
2001, Ermolin 2004a ;
articles séparés), Gorinova, etc. La façon de raconter l’histoire du théâtre n’a
pas beaucoup changé depuis l’époque soviétique qui a suivi les réhabilitations.
On se penche peut-être davantage sur les auteurs des années 1920 (à l’occasion
des jubilés, etc.), sur l’étude du théâtre national dans le contexte
finno-ougrien et, bien sûr, sur la création contemporaine (par exemple Gorinova 2008, sur le théâtre d’Aleksej
Popov).
Lorsque j’ai commencé les travaux présentés ici, il n’existait
aucune étude globale sur le théâtre komi en dehors de ce que je viens de
mentionner, et certainement pas dans une autre langue que le komi ou le russe.
Trois ouvrages notables ont paru à Syktyvkar entre-temps (en russe) : une
Histoire de la culture théâtrale et
musicale en République de Komi au xxe siècle
par D.T. Kozlova (2007) ; puis un album sur l’histoire et les
personnalités du Théâtre komi (sous
la direction de M.A. Udoratina, 2013) – principalement dans l’acception
restreinte de « Théâtre dramatique d’État de Komi »
–, et Théâtre komi – Lumière du
passé, un recueil d’essais de N.A. Mitjušëva (2013).
Mon expérience et ma démarche
Mon expérience professionnelle du théâtre vient surtout de l’écriture
(en français) et de la traduction (de pièces anglaises, américaines et finnoises). Mon expérience des langues
et « identités nationales » finno-ougriennes passe par la Finlande et l’Estonie, et par la participation à
des rencontres internationales comme les congrès des écrivains finno-ougriens (le 10e à Joškar-Ola en septembre 2008, le 11e à Oulu en 2010), la présentation publique de poètes
oudmourtes à Paris en octobre 2008, les Journées finno-ougriennes
de l’Adéfo,
l’organisation d’un colloque international à Nice en février 2014… Ces expériences me permettent
de mettre mon sujet en perspective dans un paysage théâtral et finno-ougrien
plus général.
En outre, le fait d’avoir parcouru diverses régions de
Russie presque chaque année depuis 2004 (Saint-Pétersbourg, Moscou, Ekaterinburg, Irkutsk, Pskov, Samara, Mordovie, villages de Mari-El, de l’Oural, du Baïkal, de Iamalie, etc.) me permet de mettre en
perspective la République de Komi dans le contexte de la Fédération de Russie et m’aide à faire la part du général et du
particulier dans mes observations de terrain.
Mes premiers travaux sur la langue et la littérature komies
s’appuyaient exclusivement sur des livres : dictionnaires, grammaires et
textes littéraires trouvés sur des sites web. Mes premières traductions (2006)
m’ont permis d’entrer en contact, en 2007, avec des institutions
gouvernementales komies et avec des enthousiastes indépendants – avec lesquels
se sont établies des correspondances fructueuses –, et d’effectuer mon premier
séjour en République de Komi : une semaine, en
octobre 2007, pour participer à un colloque quinquennal consacré à Mihail
Lebedev (à Syktyvkar et dans plusieurs villages de la région de
Körtkerös). J’en ai profité pour
visiter des musées, voir un ballet et une pièce de théâtre, faire la connaissance
de quelques professionnels du théâtre – mais je n’avais pas beaucoup de temps
libre.
Le théâtre restant ma forme d’expression de prédilection, je
me suis concentré ensuite sur la littérature dramatique komie, et une
traduction de fragments de deux comédies de Ńobdinsa Vittor m’a valu d’être invité aux célébrations du 120e anniversaire du grand écrivain national, pour une semaine,
en novembre 2008 (à nouveau à Syktyvkar et dans plusieurs villages de la région de
Körtkerös). À cette occasion, j’ai
passé une journée à la Bibliothèque nationale, et approfondi mes contacts –
mais c’était encore trop court.
Le troisième séjour, qui était nécessaire à l’élaboration du
mémoire de master, a eu lieu en février-mars 2009, et m’a permis de consacrer
trois semaines aux recherches documentaires (bibliothèques, archives) et aux
entretiens (chercheurs, professionnels du théâtre). Outre le théâtre, ce séjour
m’a permis de me familiariser avec la vie quotidienne (en ville et au village)
et avec différentes facettes de la société de la République. De cette expérience, j’ai pu
tirer des observations plus équilibrées sur cette notion, difficile à cerner, d’« identité
nationale ».
Au cours des nombreuses visites suivantes, des partenariats ont
été signés entre des institutions de recherche et d’enseignement supérieur de
Russie (Syktyvkar, Saransk) et de Paris (Inalco et Adéfo), et j’ai eu l’occasion d’effectuer
un stage de six semaines au sein de la chaire komie et finno-ougrienne de l’université d’État de Syktyvkar (aujourd’hui
« Pitirim Sorokin »).
Les correspondances se sont développées, et mes matériaux ont augmenté de
façon exponentielle. Mes sources sont donc principalement des ouvrages, des
articles, et des fichiers audio et vidéo. De nombreuses publications
étaient disponibles en lignes : dans ce cas, je fournis dans la
bibliographie un lien hypertexte vers une page où l’on peut consulter ou
télécharger tout ou partie du document.
Depuis 2008, au moyen de nombreuses correspondances et de travaux
de terrain, je constitue un catalogue systématique de pièces de théâtre dans le
domaine komi, tout en m’imprégnant de la situation de la culture et de la
société (en particulier au sujet du bilinguisme). À partir des pièces komies
en langue nationale, j’ai élargi ce catalogue au théâtre komi, puis
finno-ougrien, quelle que soit la langue –
et j’y ajoute enfin des entrées russes ou étrangères afin de mieux percevoir
les similitudes et différences et, partant, identifier celles de mes
observations qui sont propres au théâtre komi.
Mon corpus est donc constitué de textes dramatiques de différentes
époques. Selon le cas, je peux disposer du texte intégral, de comptes rendus de
seconde main, ou d’une simple mention. Dans l’ensemble, j’ai répertorié environ
1073 pièces sur l’ensemble de l’aire Oural-Volga, dont 629 sur le périmètre
strictement komi-zyriène, parmi lesquelles 100 pièces étrangères traduites en
komi (du russe, mais aussi de l’anglais, du français, de l’italien, de l’allemand et de quelques langues finno-ougriennes)
et 9 incertaines ou indéterminées, soit 520 références komies fiables, parmi
lesquelles 452 textes originaux intégraux. En outre, j’ai pu voir des représentations
(professionnelles ou d’amateurs) à Syktyvkar et dans les villages de l’Ežva, et je dispose de quelques
enregistrements vidéo de
spectacles contemporains. Si l’on cherche des caractéristiques nationales dans
les pièces en langue komie, elles se révéleront dans les thèmes généraux (sur
lesquels est construite l’action), dans les décors, costumes et accessoires (décrits par les didascalies), et dans des références,
allusions, etc. (évoqués au détour des dialogues). La caractérisation des
personnages, fondamentale pour comprendre les représentations nationales,
relève à la fois des dialogues et des didascalies.
Ceci n’est pas une thèse…
… et ce, pour au moins deux raisons.
Tout d’abord, j’ai soutenu le mémoire de master en 2009, il
y a huit ans, durée excessive par rapport aux règles du jeu d’une thèse de
doctorat – même si des dérogations sont possibles, notamment lorsqu’on
travaille à plein temps par ailleurs. Il s’agit donc d’un travail d’une autre
nature, qui répond à un autre cahier des charges.
D’autre part, 519 pages est a priori un volume excessif pour une thèse – même si une dérogation
est possible, notamment dans notre cas, où il s’agit moins d’apporter une
brique à l’édifice scientifique qu’une grosse pierre de fondation dans un
domaine quasiment neuf en langue française.
Par ailleurs, le contenu n’est pas nouveau sur le fond,
puisque tous ces matériaux ont déjà été publiés d’une manière ou d’une autre, à
l’écrit ou à l’oral. Mais on peut répondre à cela que la forme sous laquelle
ils sont publiés ici – mis à jour, parfois mis à l’écrit ou traduits –
constitue une nouveauté. En effet, cette édition a requis une vaste réorganisation
destinée à mettre en évidence la continuité logique de dix ans de travail et à
rendre ces résultats plus accessibles.
Plan du recueil
Avant d’entrer dans le vif du sujet, il est impératif de
définir plusieurs notions : la République
de Komi,
le théâtre en langue nationale, et les caractéristiques identitaires
traditionnelles du peuple komi. À cet effet, une première partie, intitulée
« Généralités et société », réunit des articles qui définissent les
principales caractéristiques identitaires du peuple komi et fournissent des
informations sur la langue et la situation contemporaine du pays. Cette
présentation préalable est indispensable pour comprendre le « sentiment
national » à partir duquel la littérature komie (notamment dramatique)
est née et s’est développée. Comme on le constate dans cette introduction
même, il est impossible de parler de l’époque contemporaine sans faire
référence à chaque instant aux décennies précédentes. J’aborderai donc d’abord l’histoire
du pays komi, pour pouvoir parcourir celle de son théâtre.
Des racines de l’identité nationale komie, on peut passer
ensuite à la création littéraire. C’est l’objet de la deuxième partie,
« De la mythologie à la littérature », qui traite de la façon dont la
tradition orale et le folklore, aux différentes époques, ont nourri le travail
de création des écrivains komis.
Ce contexte de création littéraire en langue komie étant
établi, on peut alors aborder les arts dramatiques proprement dits (troisième partie,
« Théâtre en langue nationale »), puis faire tomber le quatrième mur
et confronter la scène à la réalité de la société (quatrième partie,
« Théâtre et société »).
La cinquième partie, « Perspective
finno-ougrienne », adopte un point de vue plus large afin de procéder à d’indispensables
comparaisons du cas komi avec ceux des « peuples frères » de Russie et d’ailleurs.
Mais on ne saurait s’en tenir là. Après le « voyage
intellectuel et physique » résumé dans cette introduction, comme après
tout voyage, il vient un moment de rentrer chez soi – bör gortö, back home. Il
serait hâtif de partager ces travaux avec les lecteurs francophones sans fournir
un minimum de clés pour confronter mes observations finno-ougriennes avec des
réalités plus proches de nous. Car au théâtre, il est bien question d’identification,
que ce soit dans le travail de l’acteur ou dans l’expérience du spectateur. La
sixième et dernière partie de cet ouvrage, « Perspective europénne »,
fait donc dialoguer les résultats de mes recherches avec d’autres pays d’Europe, non finno-ougriens,
notamment la France et mon pays niçois.
Les textes réunis ici sont des articles ou des
communications rédigés en 2008-2016, publiés (en français, en anglais, en komi ou en russe) ou inédits, ainsi que des
éléments d’un mémoire de master soutenu à l’Inalco en 2009. Sans prétendre à constituer une monographie
exhaustive, l’ensemble a été réorganisé et mis à jour pour former un recueil
cohérent.
À toutes fins utiles, après les annexes
et la bibliographie, on trouvera un index. Construit en dernier, il synthétise
de façon rationnelle les sujets abordés pendant ces dix années de recherches et
les « personnages », réels ou mythiques (l’un n’empêche pas l’autre)
rencontrés au cours de cette épopée,
chemin faisant. Aussi invité-je les lecteurs à emprunter sans aucune retenue
cette « porte de derrière ». Autrement dit, vous pouvez tout de suite
passer à la page 485.
Mais vous pouvez aussi – et je vous y inciterai vivement – tourner la page et
prendre connaissance d’une autre liste de personnages, qui ne figurent pas
tous dans la bibliographie ou dans l’index.