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Contraintes secondairesPour en revenir à la forme, la contrainte majeure est celle qui détermine la longueur des vers. Les lipogrammes, acrostiches et autres fantaisies formelles qui agrémentent les chapitres n’ont rien d’innovant ; ces règles-là se veulent essentiellement anecdotiques et ludiques, sources d’inspiration et d’exploration. Par ailleurs, une des contraintes les plus sévères, à mon sens, aura été celle qui doit permettre au lecteur de toujours saisir avec précision ce mètre fluctuant, sans hésitation, en dépit de son imprévisibilité (du mètre, pas nécessairement du lecteur). C’est pourquoi le mot officier ne figure pas une seule fois dans le texte, par exemple. Car comment les différents lecteurs prendraient-il l’initiative de le scander ? En trois ou quatre syllabes ? (La métrique classique a ses règles à cet égard, certes, sur des critères étymologiques, mais elles sont bien trop complexes, voire arbitraires, et méconnues aujourd’hui.) Un tel doute n’est pas permis. Les i, u, ou qui soulèvent de telles hésitations diérétiques sont donc exclus, ce qui réduit drastiquement mon pauvre vocabulaire. Corollaires rythmiquesRevenons à la mise en œuvre du mètre irrationnel. À chaque décimale, j’associe un vers de longueur correspondante : entre zéro et neuf syllabes. C’est une contrainte supplémentaire, car cela donne des vers très courts (on pourrait imaginer aussi un principe de correspondance qui associerait chacun des dix chiffres possibles à une longueur de vers différente, plus longue). On a vu que la séquence de ces décimales est reproductible mais imprévisible (à moins de procéder à des calculs savants). Après un vers de six syllabes, on peut voir survenir un vers de six syllabes, ou de sept ou de huit. On peut avoir trois vers de six syllabes consécutifs, etc. La probabilité est toujours la même, 1/10, entre le vers blanc (un silence) et le vers de neuf syllabes. On n’a donc aucun moyen de savoir ce qui va suivre. Signalons une curiosité au passage. On a vu qu’un nombre irrationnel est constitué d’une série de chiffres infinie dénuée de motifs récurrents. Or, pour construire un poème en mètre irrationnel, on extrait évidemment de cette série une séquence finie. Et tôt ou tard, cette séquence figure nécessairement quelque part dans les décimales de π ou de n’importe quel autre nombre irrationnel, y compris celui qui détermine la structure du texte. On obtiendrait – bien plus facilement – un résultat similaire avec une séquence aléatoire (par exemple avec un dé à dix faces, ou en lançant deux dés à six faces pour déterminer une séquence de mètres entre deux et douze syllabes)… à ceci près qu’elle ne serait pas reproductible. On pourrait qualifier cela de mètre aléatoire, et je serais surpris que cela n’ait pas déjà été expérimenté dans le cadre des recherches sur le hasard en poésie.
Le mètre irrationnel est donc fluctuant et imprévisible (plus encore qu’en vers libres), mais sans rien d’aléatoire, puisqu’il est entièrement déterminé par des lois mathématiques issues de la nature (la définition de e reposant sur l’aire délimitée par une hyperbole et son asymptote, donc sur des figures coniques observées dans la nature). Ces lois ne sont pas sans rappeler un autre phénomène ondulatoire bien connu dans la nature : celui des vagues. Et la comparaison entre le mètre irrationnel et le rythme des vagues est particulièrement perceptible sur la durée, par exemple avec une forme épique – et maritime – comme dans le cas d’Espars. On peut d’ailleurs qualifier les lois mathématiques de « hasard » ou de « volonté divine ». De mon point de vue, cela revient à peu près au même. Le principe du mètre irrationnel veut justement soulever, par le biais de la poésie, cette question du rapport entre hasard et déterminisme. Considérations neurologiquesOn a vu que le mètre irrationnel s’oppose à la fois à la régularité du mètre classique et à l’irrégularité du vers libre. La probabilité qu’un vers ait une longueur donnée étant toujours la même (1/10), une certaine harmonie statistique se met en place au fil des pages. Quand on aura parcouru cent vers (j’inclus ici les vers muets – les silences – comme des vers à part entière), on aura rencontré environ dix ennéasyllabes, dix octosyllabes, etc., et dix silences. Quelles sont les implications neurologiques d’un tel parti pris ? Que se passe-t-il lors de la perception d’un poème en vers irrationnels, visuellement ou auditivement ? Transmission visuelle et auditiveLe lecteur qui lit le texte imprimé en a une perception visuelle : par les yeux, par les muscles oculaires, par les nerfs optiques, en coordination avec le cerveau, qui reçoit les données et les analyse pour interpréter le contenu du poème. Mais la poésie, c’est avant tout du chant : lorsque le texte est déclamé, l’auditeur va recevoir par ses oreilles un signal acoustique, transmis au cerveau par les nerfs auditifs. Donc le signal n’a pas du tout la même nature selon qu’on a le texte imprimé devant soi ou qu’on est assis face à un récitant. Le récitant se trouve dans une position charnière : il incarne et articule tout le processus de transmission, entre 1) le texte sur papier, parcouru par ses yeux qui effectuent de nombreuses saccades et fixations, et traité par son cerveau qui analyse la multitude de petites images disparates qui en résultent et, tenant compte de tous ces paramètres, compose une interprétation cohérente du poème puis active les cordes vocales et autres muscles pour produire un signal acoustique ; et 2) l’auditeur, qui devra retrouver dans ce signal acoustique tout le contenu du poème. Saccades oculairesLe texte imprimé est présenté en vers : les passages à la ligne constituent un signal visuel fourni au lecteur par la typographie. Chez le lecteur, chaque retour à la ligne fait l’objet d’une saccade oculaire beaucoup plus grande que les autres et effectuée de droite à gauche. Ces grandes saccades se succèdent à des intervalles qui correspondent à la longueur des vers, donc au développement décimal d’un nombre irrationnel. Par conséquent, le lecteur peut très bien suivre mentalement un rythme syntaxique qui ne respecte pas toujours le mètre, puisque le découpage en vers est automatiquement transmis à son cerveau par les mouvements de ses yeux. Et puisque l’œil qui perçoit le texte imprimé effectue nécessairement d’amples saccades de droite à gauche au gré de la séquence, le cerveau du lecteur s’accoutume au rythme irrationnel – une fois qu’on est entré dans l’harmonie statistique mentionnée précédemment. (C’est un constat qui ressort empiriquement des retours de lecteurs.) Il est intéressant de remarquer que cette accoutumance est un phénomène comparable à celui du marin qui prend l’habitude du tangage et du roulis, ondulations mécaniques dont il reçoit les signaux imprévisibles par les nerfs vestibulaires. Le défi du récitantL’auditeur n’a absolument pas accès aux signaux visuels de la typographie. Le développement décimal du nombre irrationnel lui est donc a priori hors de portée : n’ayant pas le texte sous les yeux, il ne va pas effectuer les fameuses saccades (il en fera d’autres, mais librement, dans l’espace). Le récitant, dans son élocution, devra donc trouver un moyen de restituer cette information. À chaque fin de vers, il faut adresser un signal à l’auditeur. Je suggère un peu arbitrairement un silence équivalent à deux syllabes lors de chaque retour à la ligne, un silence marqué qui est très important pour rendre audibles les saccades oculaires inconscientes du lecteur. Parallèlement, il y a la deuxième contrainte, évoquée ci-dessus : transmettre une syntaxe qui ne coïncide pas toujours avec les retours à la ligne. Il faut que le récitant arrive également à transmettre cette information syntaxique aux auditeurs, par son intonation, sans pour autant altérer les rapports de longueur dictés par le mètre. Au demeurant, l’auditeur étant aussi spectateur, le récitant a également recours à l’expression corporelle pour compléter le message. PerspectivesAvec le projet suivant, j’expérimente un autre format. Il s’agit d’appliquer le principe du mètre irrationnel à un ouvrage beaucoup plus modeste : un recueil de poèmes relativement courts et indépendants. Cette fois, la séquence choisie est celle des décimales de √7. Je m’arrête bien plus tôt que dans Espars, dès la deuxième occurrence de trois zéros consécutifs, soit après 996 décimales. Les autres zéros, doubles zéros et triple zéro séparent les poèmes élémentaires et définissent l’organisation globale du recueil (deux parties et onze sous-parties). Sur le fond, les nombreux petits poèmes sont très libres. Ils puisent notamment dans la notion de racine et dans la symbolique du chiffre 7. L’objectif de cette initiative est d’évaluer la pertinence du mètre irrationnel appliqué à des formes diverses. En l’occurrence, après le poème-fleuve (ou poème-mer ?), je m’essaye à la forme courte. L’avenir dira si c’est intéressant ou non, et si le mètre irrationnel offre des perspectives ou n’est qu’un verbiage futile. En tout cas, je m’amuse ; apparemment, une partie des lecteurs aussi. Ce n’est donc pas du temps perdu ! * Sébastien Cagnoli, novembre 2022 Écrit par SebK, le Dimanche 27 Novembre 2022, 15:46 dans la rubrique "Nice".
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