Paroles de Pam à son peuple
Avec précaution, [Sérafim] s’approcha de la maison. Même de près,
il ne vit aucune lumière à la fenêtre ; seule scintillait dans un coin la
pâle lueur du crépuscule. Et puis elle disparut de son champ de vision. Mais l’obscurité
n’était pas encore totale.
Sérafim fit toc-toc à la porte. Il attendit un moment. Personne
ne répondit ni ne sortit. Il toqua une seconde fois. Pas un bruit. Il saisit
alors la poignée. Le lourd battant s’ouvrit en grinçant, comme à contrecœur. Il
n’y avait personne. Dans la maison, il faisait encore plus sombre que dehors. Sérafim
balaya l’intérieur du regard : une table, un banc et un petit poêle avec
une cuisinière dans un coin. Il y avait aussi une armoire contre le mur. À part
cela, rien, pas âme qui vive. Sur la table, quelque chose se déplaça en
produisant un bruit. Des mouvements rapides s’enchaînèrent. Sérafim avança d’un
pas ou deux et… il en resta bouche bée : il vit un échiquier sur lequel
les pièces jouaient toutes seules. Aucune main ne les déplaçait. Quel miracle !
Il contempla longuement cette partie sans intervention humaine. Il ne savait que
faire : s’asseoir ou ressortir ? Bon sang, allez savoir…
Alors que Sérafim faisait demi-tour, une porte s’ouvrit doucement
du côté du poêle, laissant pénétrer une faible lumière. Par là arriva un
vieillard chenu à longs cheveux et barbe. Il tenait à la main une chandelle à
la flamme chétive. Elle s’était consumée jusqu’à son support de bois. Sur l’échiquier,
les pièces bougèrent encore une fois, puis le jeu s’arrêta tout seul.
« Bonjour, voyageur, dit le vieillard avec bienveillance.
Je t’attends depuis longtemps. »
Sérafim resta d’abord interdit, mais il finit par retrouver la
parole.
« Bonjour, je ne sais pas comment t’appeler…
— Mon nom est long, rit doucement le vieillard, mais pour
faire court : “Atlym Ćud Örep Laďej du clan du prince Pam de Permie” [1]. Tu
peux dire “Vieux Laďej”. Assieds-toi.
— Et ça, demanda Sérafim en montra l’échiquier du regard,
comment ça marche ?
— Je joue avec les yeux et la tête. On s’ennuie, tout
seul.
— Ah oui… répliqua Sérafim, faisant semblant de
comprendre.
— Je suis vieux, Sérafim…
— Comment me connais-tu ? s’étonna de nouveau le
garçon.
— Il se trouve que je sais lire dans les yeux des gens. Je
n’ai rien à faire, ici. Je suis un vieil homme. Dans mes rêves, les dieux me rappellent
déjà auprès d’eux. Tu viens de Komi. J’ai invoqué une telle personne en pensée.
Tu passais près de chez moi et tu as répondu à l’invitation. Écoute.
— Oui, Vieux Laďej.
— Écoute attentivement. N’oublie rien. Dans ma vie
solitaire, j’ai vu bien des choses, et bien des choses non vues sont restées
aussi dans ma tête. Les loups l’emportent sur les brebis. D’épaisses ténèbres se
déploient. Et pas ici, mais dans la vie. Tu es un homme intelligent. Je le vois.
Et c’est pourquoi je te raconte cela. Tu m’écoutes ?
— Oui, Vieux Laďej.
— C’est aujourd’hui l’anniversaire du prince Pam de Permie.
Les dieux ont disparu, mais ils ne sont pas morts. Et il en est de même des
descendants de Pam. En voici un qui étudie dans votre ville au bord du Syktyv [2], dans
la plus grande école. Il a réussi à entrer. Il a été admis. Un garçon
intelligent. Cultivé. Mais ici, dans la région de l’Ob, à part moi, la plupart
des gens vivent avec le peuple local. Ils chassent, ils pêchent, ils élèvent
les rennes. Ils ne m’oublient pas : je mange à ma faim, j’ai du bois pour
le poêle. Que demander de plus ? J’ai même un chien.
— Je ne l’ai pas remarqué. Je n’ai rien entendu.
— Il aboyait, ici. Je l’ai envoyé un peu plus loin. Pour
qu’il ne t’effraie pas. Il me protège. Un bon chien. À quatre-z-yeux.
— Alors tu n’es jamais seul, Vieux Laďej.
— Qu’est-ce que je disais ? Oui. Aujourd’hui, c’est
l’anniversaire. Et il faut que je raconte à mon peuple une parole qui me tient
à cœur. Ensuite, il n’y aura plus personne. Nul autre ne l’a entendue. Tu
pourras revenir tantôt, mais je ne serai plus là.
— Tu vis encore, Vieux Laďej…
— Mais écoute-moi donc, coupa le vieillard. Ainsi parlait
le prince Pam : “Ô, Komis, vous êtes peu nombreux. Protégez-vous les uns
les autres. Un jour je reviendrai… non parmi vous, mais dans vos cœurs… ”Je ne dénigre pas le Moine Śťep, celui qu’on appelle Étienne
de Permie [3]. Il apportait un nouveau Dieu, au profit de Moscou. Mais, mon cher
fils, pendant mille ans nous avons eu notre propre mode de vie : si le
peuple komi l’oublie, il disparaîtra complètement de la terre. Respecte tes
grands-parents et tes parents, sache t’accorder avec la nature, veille sur ton
pays natal comme sur toi-même. Qu’a-t-il dit de neuf, Étienne de Permie ?… ”Moi, je suis né, j’ai vécu et je mourrai dans la croyance en
nos divinités. Je ne dis pas cela pour moi seul. Mais au nom de tous les
Permiens. Ou bien pendant mille ans nos aïeux se seraient-ils fourvoyés ? Ils
ont protégé notre pays contre les regards envieux… ”La Nouvelle Babylone approche. Si l’on a des griffes et des
crocs, alors on est un homme. Ne vous disputez pas en vain avec les gens qui
parlent une autre langue, mais ne perdez pas la vôtre. La vie embrouille les
gens. Le gros poisson avale le petit. Gardez-vous en troupeau, vous resterez vous-mêmes ;
si vous vous dispersez, vous vous perdrez… ”Pendant des siècles, le peuple komi a vécu sa vie propre. Aujourd’hui,
un grand nombre de gens, au fond d’eux, oublient leurs noms, leur mode de vie,
leur foi, leur langue. La chance sourit aux coupables, le malheur frappe des
innocents…” Tu m’écoutes, Sérafim ?
— Oui, Vieux Laďej.
— Dans la région de l’Ob, il y a de longs siècles, existait
une localité du nom de Šörkar : grande, joyeuse, c’est aujourd’hui le
bourg de Sherkaly…
— Et c’est là que nous allons, avec mes camarades ! s’exclama
Sérafim.
— Quelques verstes plus haut, et bien auparavant, se dressaient
les yourtes d’Atlym : Grand-Atlym et Petit-Atlym, non loin l’une de l’autre.
Là s’établit le prince Pam, qui avait été piégé et expulsé de Komi par la
violence. Ils avaient voulu le tuer, mais ils n’y étaient pas parvenus. Il arriva
avec sa suite. Les Komis étaient riches, puissants, mais surtout bienveillants.
Si tu fais du bien à quelqu’un, il te le rendra dix fois. Les arrivants furent donc
accueillis avec générosité. Et Pam dut vivre loin des terres et des tombes des
Komis.
— Et où alla-t-il ensuite ?
— Il dort maintenant au bord de l’Ob, là où se dressaient
les yourtes d’Atlym. En amont de l’actuel Sherkaly. La tombe, certes, s’est
effacée. Mais il a promis de se réveiller et de sortir de terre, pour conduire les
Komis vers un bonheur autonome. Ainsi parla-t-il : “Je vais dormir, pour me
réveiller à une autre époque.” — Et toi, tu as vu la tombe de Pam, Vieux Laďej ? — Je l’ai vue. Mais je ne veux pas le réveiller avant l’heure.
Il se réveillera lui-même. Ainsi parla-t-il. »
La chandelle clignotait sur la table.
Sérafim regarda sa montre. Le vieux Laďej hocha la tête.
« Tu dois te remettre en route.
— Oui, les camarades m’attendent.
— Savate (Čajpod)
te conduira par le plus court chemin.
— Qui ?
— Savate. Mon chien. Il est noir, mais sa poitrine et le
bout de sa queue et de ses pattes sont blancs.
— Il ne sait pas où je vais.
— Savate sait tout, il est capable de comprendre, il ne
lui manque que la parole », répliqua le vieux Laďej avec un large sourire.
“Un vieillard au cœur humble, au visage rayonnant, à l’esprit vif et très
original, se dit Sérafim. À la maison, je leur raconterai cette rencontre.”
« Dans la vie, chaque jour est une fête, soupira le vieux
Laďej. Un jour, une vie parfaite s’établira. La clarté de la terre est vaste. Il
y en aura pour tout le monde. Chacun à sa place. Soyez amis avec la nature, c’est
un cadeau des dieux, protégez-la comme vos ancêtres, apprenez leurs enseignements :
il est difficile de vivre sans racines. Ne vous querellez pas les uns avec les
autres. Les paroles dures, méchantes, ne plaisent ni aux gens, ni même aux végétaux :
elles attaquent, elles tuent. Protégez votre pays. La violente tempête “Šuvgej”
a tout balayé sur son passage, laissant derrière elle des terres
broussailleuses et abandonnées, des prés en friche, des villages désertés [4]. Si
vous ne vous protégez pas vous-mêmes, qui vous protégera ? Ne vous opposez
pas à la nouvelle foi : gardez-la dans un coin de la tête et vivez selon
votre bon sens. La Femme d’Or ne nous a pas attiré vers le mal : elle nous
a éduqués au bien. Les anciens Komis l’adoraient par-dessus tout.
— La Femme d’Or ? J’en ai beaucoup entendu parler. De
nos jours, on la cherche encore. Et elle existe ? La Femme d’Or ?
— Oui. Pam veille sur elle. Et de ce côté-ci de l’Oural,
les gens vénèrent la Femme d’Or et Vojpöľ. Les Ougriens. Ils les considèrent
comme leurs.
— Ils les vénèrent encore aujourd’hui ?
— Et depuis toujours. Elle recèle bien des secrets, la
taïga, dans la région de l’Ob. Nous sommes des peuples cousins. Ce côté-ci de l’Oural
s’appelle Manśipal, c’est-à-dire : “le pays mansi” ;
l’autre côté de l’Oural, c’est Saranpal : “le pays
zyriène”. Beaucoup de noms et de mots d’ici te seraient familiers : Šörkar
(la ville du Centre), Śölöm-Iz
(le mont du Cœur), Śura-Iz
(le mont Cornu), ńań (le pain), luzan (le sac à dos) et bien d’autres. Et leur Sorńi-Naj, c’est votre Femme d’Or (Zarńi Ań). Et voilà. Eh bien, allons-y. Attends seulement un
instant…
— Vieux Laďej, merci de tout cœur pour ton récit. Tes
paroles se sont gravées en moi. Tiens, j’ai un lièvre dans ma besace, je viens
de l’attraper, ainsi qu’un grand coq de bruyère et une gélinotte. Je veux te les
laisser. »
Sérafim commença à ouvrir sa besace, mais le vieux Laďej l’arrêta.
« Il fait nuit, à présent, il est trop tard pour chasser.
Et tu dois rapporter de la viande à tes camarades. Je le sais. Tu n’as pas
chassé tout cela pour toi. Attends un instant. »
Le vieillard alla dans sa chambre et revint avec une boîte en
écorce de bouleau haute de deux empans.
« Que veux-tu me donner ? Ce n’est pas la peine…
— Voici du miel. Des environs de Sherkaly. »
Sérafim bredouilla de surprise.
« Oh, non ! Je ne peux pas accepter.
— Prends-le, Sérafim. On me l’a apporté. Mais c’est un
cadeau pour toi, de la part du prince Pam de Permie.
— C’est son anniversaire, aujourd’hui ?
— Oui, c’est cela.
— Eh bien, je laisse ce grand coq de bruyère de bon cœur.
En cadeau de ma part.
— Tu auras beaucoup de difficultés à surmonter, Sérafim. Après
l’armée, je te souhaite de rentrer étudier en Komi, dans la plus grande école, où
s’instruit le descendant du prince Pam de Permie.
— J’y réfléchirai, Vieux Laďej. Et comment il s’appelle ?
— Le temps viendra… vous ferez connaissance », dit le
vieux Laďej.
Et, se tournant vers la taïga, il poussa un long sifflement.
Aussitôt, son chien était à ses pieds.
… Et le chien à quatre-z-yeux du vieux Laďej, qui répondait au
nom de Savate, conduisit vraiment Sérafim à travers l’épaisse forêt […].
« Merci, merci beaucoup à toi, mon chien Savate ! Transmets
mes chaleureuses salutations et mes meilleurs vœux au vieux Laďej. Que
longtemps encore il vive à la lumière. »
Et il agita la main vers la maison de Savate. Le chien comprit,
remua la queue, jappa une fois ou deux et disparut dans la nuit noire. |
à 19:37